PANORAMA in L'Art Même n° 81
Benoit Dussart
COVID-19 ou pas, l’actualité de XAVIER NOIRET-THOMÉ (°1971, Charleville-Mézières; vit et travaille à Bruxelles) sera très riche en 2020. Outre son exposition Panorama avec Henk Visch (°1950; vit et travaille à Eindhoven) à la Centrale, son tra- vail sera aussi visible cet été au Cultuurcentrum de Mechelen – de garage –, puis encore au Palais de L’archevêché à Arles en fin d’année. Parallèlement à ces expositions, trois publications sortent de presse. L’une constitue le catalogue de l’exposition à Bruxelles. Les deux autres sont dédiées à des aspects peut-être moins connus de sa pratique: les objets-sculpture et la réa-propriation d’images imprimées sur carte postale. Le tout offre un éclairage neuf sur une pratique qui a su s’étendre et se renouveler. C’est là le propre d’un travail qui, depuis les années 90, redéfinit et recompose ses assises formelles et dont les enjeux, bien qu’éminemment picturaux, débordent largement les limites de la toile.
L'art même: On a souvent qualifié ton travail de “jubilatoire”, “énergique”, “sans dogme formel”. Il y a aussi une dimension plus conceptuelle. L’exposition que tu prépares actuellement pour la Centrale avec Henk Visch prend la forme d’un parcours qui, finalement, invite tant à voir qu’à penser. Tu sembles mettre en scène et en abîme les relations que tu entretiens avec ton propre travail mais aussi avec l’histoire de l’art. Le propos est très ouvert, mais aussi très ambitieux...Comment s’est échafaudé Panorama, sur base de quels désirs et de quelles contraintes?
Xavier Noiret-Thomé : Quand j’ai été contacté par Carine Fol, directrice artistique de Centrale for Contemporary Art, à penser une exposition pour ce lieu, je n’ai pas hésité une seconde car j’ai observé ces dernières années un progrès remarquable dans la qualité de la programmation. Par ailleurs, cela faisait un petit temps que je n’avais pas monté une exposition conséquente dans ma ville et dans une institu- tion. C’est un beau challenge et un grand plaisir! L’une des rares contraintes, mais pas des moindres, était d’inviter un artiste étranger ayant une carrière internationale. J’ai immédiatement souhaité que cet artiste soit un sculpteur, car j’apprécie particulière- ment les liens étroits ou tendus qui peuvent se créer entre la sculpture et la peinture. Dans leur confrontation, ces deux médiums peuvent révé- ler des choses inédites. Par ailleurs, la sculpture dans un lieu modi e par sa seule présence la cir- culation du regardeur et offre des perspectives nouvelles à la lecture de la peinture. Henk Visch, que j’avais rencontré en 1993 à l’occasion d’un workshop à l’école des Beaux-Arts de Rennes où j’étais étudiant, m’est apparu comme l’artiste le plus juste dans ce contexte. Il a accepté immédiatement et c’est montré très enthousiaste. J’ai compris très vite que ce solo allait devenir une véritable collaboration et que Henk se montrerait très généreux. Nous avons dès lors commencé à discuter du projet, visité nos ateliers respectifs et élaboré cette exposition comme un parcours qui finit par un Panorama. La première chose qui fut décidée en commun, c’est d’ouvrir l’espace d’exposition en le libérant des cloisons et d’y laisser entrer au maximum la lumière naturelle. Pour répondre à ta question concernant la mise en abîme de mon travail dans le dispositif d’exposition, ce n’est pas inédit et je questionne cela en permanence dans l’intimité de mon atelier. J’ai aussi joué avec cette notion dans des expositions personnelles comme Continuum Distorsion au centre d’art Fri Art de Fribourg en 2006 ou lors de mon exposition Quasi una rivoluzione à la Villa Médicis. La gure tautologique dans son absurde répétition me passionne, c’est un bégaiement sémantique dont je cherche à produire l’extension dans le visible et les objets que je pense et produit. Un bug dans la Matrice ou L’éternel retour du même...
AM: A ce propos, tu vas montrer dans cette exposition une “reproduction” de l’Autoportrait à l’oreille bandée de Vincent Van Gogh. C’est une image qui a décoré un paquet d’agendas, de timbres ou de boîtes à biscuits... Tu t’empares d’une œuvre importante, tant pour l’histoire de l’art que celle des clichés sur l’art. Beaucoup d’artistes pourraient se contenter de cette idée et en faire l’illustration. Chez toi, la peinture gagne toujours, sans le moindre cynisme. Peux-tu reve- nir sur la genèse de ce tableau ?
X.N-T: Merci de dire cela car en effet, il n’y a aucun cynisme à m’emparer de cette peinture. C’est une œuvre effectivement éminemment galvaudée. Cela vient d’abord de son auteur devenu une des figures artistiques les plus reconnues internationalement. Mais c’est aussi à cause du sujet de cette peinture qui véhicule tous les fantasmes du peintre maudit, qui, dans une crise supposée de folie, se coupe l’oreille pour l’offrir à une prostituée d’Arles. J’entretiens avec Van Gogh une relation passionnée. Adolescent, je le vénérais pour sa fougue, son engagement, sa liberté, la radicalité de sa palette. Étudiant, j’ai rejeté cette figure tutélaire, certainement en partie pour sa grande popularité. Et puis, au fil du temps, j’ai réappris à l’apprécier, en redécouvrant des peintures et dessins à la plume, puis en lisant sa correspondance avec son frère Théo. Pour revenir à ce portrait, j’en connaissais parfaitement la représentation, mais n’avais jamais eu la chance de le voir physiquement. Et il y a quelques mois, lors d’un séjour à Zurich je suis tombé dessus en visitant la Kunsthaus. Je ne savais pas qu’il était là et n’avais pas anticipé cette rencontre, j’ai donc été complètement cueilli en tombant dessus, au détour de ma visite. À sa vue, une immense émotion m’a saisi. En m’approchant de lui, mes jambes ont commencé à flageoler ! La vibration de ce portrait est incroyable et m’a submergé. J’ai fait une image avec mon téléphone et quand je suis rentré à Bruxelles, j’ai décidé de peindre cette émotion sur un grand format. Pas simplement l’image, toute cette rencontre, la peinture dans son grand cadre doré. Comme un cannibale qui mange les organes de son ancêtre pour en assimiler l’identité. Cette œuvre sera montrée dans l’une des sections que j’ai pensées pour l’exposition: “Le corridor des voyants”.
AM : Ce cannibalisme, tu l’entretiens aussi dans ton travail sur cartes postales. Ces objets sans grande valeur, qui s’accumulent en vrac dans les shops des Musées sont pour toi un support intéressant. Lorsque tu surpeins une image de Barnett Newman, Ingres ou De Chirico, cela relève à la fois d’un geste iconophile et iconoclaste: tu sembles avoir le plus grand respect pour la peinture et pas nécessairement pour l’autorité qu’elle peut inspirer. Cependant, tu évolues dans un champ où tu es très engagé, en tant qu’amateur, artiste et professeur. Le “panorama” qui conclut ton exposition à venir traduit-il cette ambivalence ?
X.N-T : Oui, l’un de mes premiers accès à la peinture en dehors des livres fut les reproductions d’œuvres d’art en carte postale. J’étais abonné à un système de cours d’histoire de l’art qui prenait la forme de cartes postales et où étaient classifiées par époque des œuvres d’art, avec au dos des explications assez détail- lées sur l’artiste, le style, la période, etc. Il s’agissait de classer ces cartes dans des boîtes en plastique livrées avec les lots. Je les attendais avec impatience pour découvrir ces images et leurs secrets, puis pour les classer méthodiquement. Certes, ces cartes postales ne sont que des reproductions, mais ce sont aussi des objets que l’on peut manipuler comme des peintures. Au contraire des reproductions dans les livres, qui restent confinées dans leur écrin. Mon rapport non linéaire à l’histoire de l’art et les télescopages que j’opère en permanence proviennent peut être de la manipulation et du jeu que j’ai initié à l’époque avec cette collection, quand j’essayais de tromper mon ennui lors des longues journées passées dans la torpeur de ma petite ville de province. Concernant le “panorama” qui conclut le parcours j’ai nommé ce lieu “La fosse métaphysique”. C’est un endroit de la CENTRALE où le niveau est plus bas, il faut descendre quelques marches. Henk Visch a proposé de prolonger le niveau en construisant une sorte de ponton avec un garde-corps. Le regardeur pourra donc entrer dans cette salle mais sans toucher le sol. En face de lui se trouvera un grand triptyque de 6 mètres par 2,5 mètres. Sur ce triptyque est inscrit OPERA (ndlr. le terme italien renvoie à l’art lyrique mais aussi aux notions de travail, d’œuvre et d’ouvrage) sur un fond chrome daté de 2006. Sur le sol de la fosse, une sculpture de Henk , relativement petite, qui représente une tête de cheval comme enlisée, et qui semble avoir été accidentée. Cette œuvre s’appelle Monologue. Je laisse au spectateur toute liberté d’interprétation mais effectivement il faut certainement voir cette proposition comme une critique acerbe de l’autoritarisme que peut contenir et véhiculer une œuvre d’art. Je déteste toutes les formes de dogmatisme.
AM: Tu as demandé à une série d’artistes, de critiques et d’auteurs de rédiger un texte, très libre, sur tes objets-sculptures. Le livre qui les recueille forme une sorte de miroir kaléidoscopique très dèle à ta pratique. Ce dispositif me fait penser à cette citation de Picasso (que je t’ai déjà entendu énoncer) : “dans chaque être humain vit une colonie entière”. C’est aussi vrai pour ton travail et quasiment pour chaque tableau.
X.N-T : Ce livre, que j’ai intitulé OBJEKTO (objet en espéranto), rassemble une sélection de 40 objets que j’ai réalisés depuis 1993. Le corpus est tellement varié qu’il me paraissait évident de faire appel à autant d’auteurs pour les décrire, les révéler, ou les métamorphoser par l’écriture. Le résultat est au-dessus de mes espérances car tous ces auteurs-amis ont joué pleinement le jeu. Il en résulte, comme Judicaël Lavrador l’écrit dans sa préface, des “miscellanées” où tous les genres littéraires se mélangent. Les surprises se succèdent avec, je l’espère, beaucoup de fraîcheur. (ndlr: la sélection, de Laurent de Sutter à Christophe Terlinden, de Claude Lorent à Olivier Drouot... offre pas mal de pépites.) C’est vrai que l’image du kaléidoscope correspond bien à ma pensée et à ce que j’essaye d’en retranscrire dans l’ensemble de mon travail. Une galerie des glaces de fête foraine, un métalabyrinthehistorigolobiographique (pour tenter un mot valise à la James Joyce). Cette phrase de Picasso est magni que, dé nitive, et je ne peux qu’y souscrire et m’y reconnaître totalement. L’ordre des êtres dans le désordre des choses et vice-versa.
Entretien mené par Benoit Dusart